Le 5 octobre prochain, les ADEM accueillent le Taraf de Bucarest en concert. Le sous-titre de l’évènement, « traditions tsiganes », réveille un imaginaire mythique sur les Tsiganes musiciens, artistes virtuoses issus d’un peuple énigmatique… En préambule de la rencontre avec le Taraf de Bucarest à l’Alhambra, voici quelques regards croisés sur les musiciens tsiganes de Roumanie ou lăutări. Ces propos sont mis en lumière par le thème du festival d’automne ainsi que par des entretiens réalisés auprès de trois musiciens français spécialistes des musiques tsiganes de Roumanie : Alexandra Beaujard, David Brossier et Patrice Gabet.
Texte : Jenny Demaret
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Nadara Gypsy Band, d.r.
Vivre en musique
Le taraf de Bucarest est programmé à Genève dans une organisation toute occidentale. Public assis et captif, concert construit et minuté, on est loin des contextes de jeu habituels de Roumanie où les lăutări s’attachent à « mettre en musique » les différents évènements de la vie : mariages, baptêmes, enterrements, anniversaires…
Dans les mariages en Roumanie, on joue pour l’urs. C’est une sorte de déambulation où les musiciens vont chercher les témoins et tous les membres de la famille en musique. On y voit les violons, le bratch, la contrebasse en écharpe parfois, l’accordéon et le saxophone alto. (…) Quand on participe à des mariages, on comprend pourquoi ils jouent si bien. Ils vont jouer pour l’urs de midi à dix heures du soir, en allant de maison en maison, en déambulant. Ils chantent et jouent des musiques très particulières. Ils vont par exemple chanter pour la fille qui part de la famille : « ah ma fille, tu étais la plus belle, on va te regretter … », une sorte de poésie improvisée en faveur de la fille. Et ensuite ils fêtent et ils dansent jusqu’au lendemain midi ! (Alexandra Beaujard)
Ces musiciens d’exception s’ajustent naturellement aux différents formats de jeu, le principal étant sans doute de vivre en musique où que l’on soit.
Vivre (par) la musique
Ressentir et se sentir vivant, c’est ce que l’on attend souvent de l’expérience de spectateur. En assistant au concert du Taraf de Bucarest, on espère sans doute être touché, ébloui, captivé... Quel pouvoir attribue-t-on à la musique et aux musiciens ?
Il semblerait que pour les lăutări, susciter l’émotion soit un véritable savoir-faire. À travers des musiques toujours raffinées et expressives, ils accompagnent et exaltent les sentiments de leurs auditoires. C’est ce que s’accordent à dire les ethnomusicologues Filippo Bonini Baraldi et Victor Alexandre Stoichita. Les musiciens tsiganes sont en Roumanie des « fabricants d’émotion », ils provoquent les larmes, invitent à la danse et maîtrisent l’effervescence collective par la musique. Il s’agit pour eux de faire jaillir des émotions dans le public, mais aussi de s’affirmer et de s’exprimer personnellement par la musique.
Les Tsiganes jouent dans un style très fin et sont constamment dans la ruse. Ils s’adaptent, ils gèrent l’ambiance et les interactions. (…) Leur musique fait vraiment communauté avec les gens présents dans la soirée. C’est à la base de la musique tsigane : être au service d’une soirée ou d’un évènement. (…) Ils savent aussi être dans une constante modernité. Quand un musicien prend une mélodie, il va toujours rajouter sa touche personnelle. (David Brossier)
Faire vivre la musique
Les musiciens du Taraf de Bucarest viennent à Genève avec un répertoire virtuose et panaché aux inspirations turques et balkaniques, la musica lăutăreasca. Cette musique, jouée dans les faubourgs de Bucarest au début du XXe siècle, est restée dans l’ombre plusieurs décennies avant de ressurgir récemment sur le devant de la scène. C’est alors que les musiciens tsiganes se font les témoins des multiples influences qui se vivent en Roumanie. De manière générale, ils sont d’ailleurs reconnus comme les porteurs des diverses traditions musicales présentes sur le territoire.
La particularité des Tsiganes de Roumanie est qu’ils ont perpétué la culture de toutes les communautés. Avant la guerre, il y avait aussi beaucoup de juifs et de Saxons en Transylvanie par exemple. Les Tsiganes ont vraiment perpétué les traditions des cultures représentées : hongroises, roumaines, tsiganes, juives et saxonnes. C’est la richesse de cette région. Dans le passé, chaque communauté avait vraiment son répertoire typique, composé de milliers de morceaux. (…) Ils sont très fiers d’entretenir ces traditions car il ne faut pas que ça se perde. Après eux, c’est fini. (Alexandra Beaujard)
Vivre de la musique
Les représentations romantiques des musiciens tsiganes et de leur musique cachent parfois la question de la nécessité. Il ne faut pas perdre de vue que la musique est un métier à part entière pour les lăutări. De génération en génération, des musiciens sont formés, non sans pression et sans dureté, afin de prendre le relais des anciens pour subvenir aux besoins de la famille. Si la musique résiste, il n’y a pas de temps à perdre à la pratiquer. On cherche, dans la jeune génération, celui qui a de l’or dans les doigts… et c’est à lui de reprendre le flambeau.
Dans toutes les régions de Roumanie, la plupart des musiciens sont tsiganes : c’est eux qui ont le plus de contrat, et ce n’est pas pour rien. (…) Il y a une sélection impitoyable. Dans les régions de violon, ils apprennent souvent le violon au départ, et ensuite, s’ils n’y arrivent pas, on leur donne un autre instrument, ça peut être le saxophone ou le taragot[1], la contrebasse, l’accordéon, la guitare. (…) J’ai rencontré une fois un joueur de saxophone dans un conservatoire en France. En l’entendant jouer, je lui ai demandé pourquoi il n’était pas resté en Roumanie pour jouer du saxophone. Il jouait comme un dieu. Il m’a dit : « non, en Roumanie, c’est mon cousin qui a pris cette place, car moi j’étais trop nul ». (Patrice Gabet)
[1] Instrument à vent à anche simple ou double de Roumanie et d’Ukraine.
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