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d'ethnomusicologie

Aux ADEM, une page se tourne ...

Transmission | 27 septembre 2021 | Angela Mancipe

L’été 2021 a constitué une étape de transition importante au sein des ADEM. En effet, cette période a marqué la fin du mandat d’Astrid Stierlin au poste de responsable des activités pédagogiques et du jeune public au sein de cette association. Dans le cadre d’une interview pour Ethnosphères magazine, Astrid passe en revue une carrière jalonnée par maintes collaborations avec des musicien.nes venant du monde entier. Elle se livre également à une sorte de rétrospective de La Croisée des Cultures, un des événements phares des activités pédagogiques des ADEM.

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Propos recueillis par Angela Mancipe
Photos : Archives personnelles Astrid Stierlin

 

 

Molobaly Coulibaly et Fatoumata Dembélé-Coulibaly, parents des Frères Coulibaly.
Festival « Le monde des griots » 2008, Alhambra.
Photographie : Archive personnelle d'Astrid Stierlin.

 

 

LE DÉBUT DE L’AVENTURE

 

Ethnosphères magazine : Merci, Astrid, pour cet entretien ! Tout d’abord, racontez-nous s’il vous plaît comment vous avez été amenée à travailler dans le milieu des « musiques du monde ».

Tout d’abord, merci pour cette invitation à Ethnosphères magazine ! Il faut savoir qu’à l’époque, quand j’étais jeune, Genève n’était pas une ville ayant une vie culturelle aussi riche ni aussi foisonnante que celle que l’on connait maintenant. Cependant, j’étais une amoureuse de la musique, et c’est avec  un immense enthousiasme que je cherchais à découvrir ce mode d’expression sous toutes ses facettes. Je fréquentais en autres les concerts de jazz de l’AMR, ainsi que ceux organisés à la salle Patiño… J’ai connu des moments extraordinaires avec de grands noms du jazz tels que Charles Mingus ou Archie Shepp. Mais c’est grâce à la programmation des « musiques du monde » de Laurent Aubert à l’AMR que j’ai eu l’impression de voyager, tout en étant à Genève. J’ai dès lors désiré mieux connaître ces musiques, en commençant surtout par la danse.

 

Vous avez témoigné de la naissance des ADEM dans les années 80. Voudriez-vous nous raconter dans quelles circonstances les Ateliers ont été créés ?

Au début des années 80, Laurent Aubert organisait des concerts de « musiques du monde » dans le cadre de l’AMR. Les concerts qu’il organisait faisaient partie de la programmation de cette structure genevoise du fait que les musiques actuelles et les musiques du monde partagent, entre autres, l’improvisation comme élément commun. Cette programmation a rencontré d’emblée un important succès. Du fait que les « musiques du monde » constituent un secteur assez spécifique, Laurent a souhaité former une association indépendante dédiée à leur mise en valeur. C’est ainsi qu’en 1983, il a pris l’initiative de fonder les Ateliers d’ethnomusicologie.

Je travaillais depuis 1982 en tant que représentante des musiques africaines. En effet, j’étais membre de l’Association des amis de la danse africaine, avec laquelle j’œuvrais à travers l’organisation de stages et de concerts. Laurent m’avait déjà conviée à participer aux événements qu’il organisait à l’AMR.  Il m’a finalement proposé, en 1983, de participer à la fondation des ADEM. Laurent était alors surtout orienté vers les musiques de l’Asie, et le but des ADEM consistait plus largement à faire découvrir toutes les musiques traditionnelles du monde.  Je suis donc membre fondatrice, avec Laurent Aubert, des Ateliers d’ethnomusicologie. J’ai été très honorée de cette invitation et je suis arrivée avec beaucoup d’enthousiasme, en mettant à profit mes idées pour contribuer à développer l’association.

 

À propos du mouvement associatif genevois, quel a été son impact sur la vie culturelle de Genève ?

Toutes les associations culturelles nées à l’époque – les années 1980 - telles que l’AMR, le Théâtre du Loup et les ADEM ont donné un élan très important à la diversité dans la vie culturelle de la ville, nous invitant à porter un regard critique sur ce qui nous entourait alors. Ce mouvement initial a rendu possible la création de nombreux espaces culturels dans lequel la jeunesse s’est reconnue, dans le sillage des mouvements politiques et sociaux de 1968. Ces associations ont notamment développé une vision de l‘ « art » plus ouverte que celle à laquelle le public était habitué, un art « officiel », « institutionnalisé ». Plusieurs de ces espaces existent encore de nos jours et ont été source d’inspiration pour d’autres dans la gestion de projets culturels conçus avec une volonté d’ouverture et avec dynamisme. De nouvelles associations se sont développées depuis l’époque dont je vous parle et le public a largement bénéficié de cette dynamique.

 

Revenons aux ADEM et à l’évolution de vos rôles au sein de l’association. Quel a été le chemin parcouru qui vous a amené à vous occuper des activités pédagogiques ?

Au départ, j’étais membre de ce qui est devenu à l’heure actuelle le « comité des ADEM ». Je mettais mes compétences à disposition, mais je n’étais pas employée par l’association. À l’époque, l’équipe de travail était constituée de Laurent, secondée efficacement par Inge Sjollema.  Cependant, je bénéficiais des conseils et du soutien de Laurent Aubert, qui m’a énormément aidée dans la diffusion des musiques africaines et qui m’a ouvert l’accès au réseau des « musiques extra-européennes », comme on les appelait autrefois. Grâce à son soutien, j’ai pu organiser en 1989 une tournée de concerts de musiques de l’Afrique de l’Ouest avec les jeunes frères Coulibaly, devenus des « vedettes » non seulement à Genève, mais aussi dans le milieu de la musique africaine dans la région.

Au fur et à mesure que les ADEM grandissaient, on m’employait pour de petits mandats fluctuant au gré du temps et qui ne constituaient pas un poste en soi : tenir la table de publications, m’occuper de l’accueil des artistes, organiser un colloque, poser des affiches … Il n’y avait pas en ces temps toute l’organisation logistique et informatique que nous connaissons aujourd’hui. Nous faisions un peu de tout, nous étions de grands bricoleurs et partagions nos savoirs. Même si de nos jours cela pourrait être vu comme une forme de précarité, nous le vivions comme l’expression d’une coopération très enrichissante. Cela nous permettait notamment d’apprendre de nouvelles choses, de diversifier sans cesse nos compétences, à chaque événement.

Au fil du temps, mon investissement aux ADEM s’est avéré plus important et j’ai été amenée à assumer davantage de tâches administratives et de promotion culturelle. Parallèlement, j’ai suivi en 1999 une toute nouvelle formation en gestion culturelle proposée par l’UNIGE et l’UNIL. J’ai fait partie de la première volée d’étudiants de ce cursus. Suite à cela, j’ai obtenu mon premier poste fixe au sein des ADEM, en 2001.

 

Avec le recul, quels éléments considérez-vous comme ayant été déterminants dans l’évolution de votre place au sein des ADEM ?

L’arrivée de l’informatique a été décisive pour cela. À mes début, l’avancement technologique le plus important était la machine à écrire électrique, qui nous permettait de conserver en mémoire – celle de la machine – une ou deux lignes ! Autrement, on faisait tout à la main, ce qui était assez compliqué. L’ordinateur a évidemment tout changé. L’arrivée d’Internet a représenté un autre élément crucial pour la promotion des musiques programmées aux ADEM. Avant l’essor informatique, il était coutume d’enregistrer et d’éditer de courtes capsules vidéo sur des VHS et de les envoyer ensuite partout en Europe, pour faire la publicité d’une tournée. Or, ce système de promotion artistique coutait très cher. Quand les ressources informatiques que j’ai mentionnées sont apparues sur le marché, j’ai tout de suite saisi leur importance dans l’activité bureautique et dans la diffusion du travail des artistes. Je me suis débrouillée pour enrichir mes connaissances de façon autodidacte, auprès des amis, sans passer forcément par une école. J’ai pu amener ces savoirs pour faciliter le traitement des textes, la gestion de membres et l’ouverture de nouveaux canaux de communication avec notre public. Les ADEM ont eu leur premier site web en 1998.

Mais l’élément le plus important a été sans doute la création de La Croisée des Cultures ! En 1995, j’ai eu l’idée d’organiser un événement pédagogique d’une durée de plusieurs jours, qui réunissait différentes cultures du monde, avec en tête que les élèves et les professeurs viennent apprendre, partager et s’amuser.

 

 

LA CROISÉE DES CULTURES

 

D’où vous est venue l’idée de la création de La Croisée des Cultures ?

En 1995, certains des musiciens que je promouvais avaient été invités en Espagne à un stage où différentes cultures étaient représentées par des artistes réputés. L’événement s’était déroulé sur plusieurs jours. Chaque journée se terminait, le soir, par un concert des artistes enseignants. J’ai trouvé extraordinaire d’assister à ces concerts et de pouvoir retrouver les artistes qui les animaient le lendemain, au moment du repas, lors de la démonstration avec les élèves ou encore pendant les pauses. Cette possibilité de rencontre au niveau artistique et humain m’a profondément marquée. Généralement, dans d’autres contextes, lorsque des artistes donnent un concert, le public vit des moments très intenses. Mais c’est rare qu’ils puissent avoir un contact avec les artistes hors scène. Les artistes vivent quelque chose de similaire : ils viennent de très loin, ils jouent leur programme et ensuite ils repartent, sans avoir l’occasion de rencontrer ni d’autres artistes ni le public. Cette forme hybride de stage-concerts que nous avons vécue en Espagne permettait aux gens de se poser pendant quelques jours et d’établir d’autres rapports.

Pendant cet événement, j’ai été très touchée par le regard que « mes » musiciens avaient porté sur ceux d’origine indienne, ou cubaine, par exemple. J’ai vu dans leurs yeux le vrai plaisir d’échanger. J’ai été témoin de la capacité que les musiques de tradition orale ont de s’ouvrir à d’autres et de dialoguer entre elles. J’ai réalisé aussi l’importance du rôle du spectateur. Le fait qu’ils aient apprécié d’autres artistes dans un cadre plus large que leur art, les a encouragés à découvrir de nouveaux chemins, voire à essayer de nouvelles techniques. De retour à Genève, je me suis dit que je voulais voir la musique kathak rencontrer le flamenco, et les percussions africaines rencontrer les tabla indiens sur nos scènes.  

 

Comment le projet de La Croisée des Cultures s’est-il concrétisé ?

Je suis revenue pleine d’enthousiasme d’Espagne souhaitant mettre en place un projet similaire à celui que je venais de vivre. Je l’ai proposé à Laurent Aubert. Par un hasard du destin, la mairie de Genève avait consacré son programme politique de l’année au thème de la diversité culturelle. Elle avait mandaté les ADEM pour organiser un grand événement à Plainpalais, le Festival de la diversité. Mon projet s’y inscrivait parfaitement. C’est ainsi que les ADEM ont assumé ce festival, qui a eu lieu sous deux tentes énormes qui couvraient toute la plaine, c’est un souvenir qu’on ne peut oublier ! Une semaine après, la première édition de La Croisée des Cultures a eu lieu.

 

Parlons maintenant de l’évolution de La Croisée des Cultures

Les débuts de La Croisée des Cultures ont été très « bricolés » ! Je devais réaliser à peu près tout : gestion de salles, production, chauffeur, communication, inscriptions… pour y arriver, je demandais de l’aide à des amis. Quelque temps après, la ville de Genève nous a accordé un soutien sous forme d’aide financière ponctuelle. Au fil du temps, l’événement s’est développé, avec un nombre de cours, d’élèves et de professeurs à chaque fois plus grand et divers. Pour cela, la ville nous a octroyé une subvention spécifique destinée à La Croisée des Cultures. Par la suite, les ADEM ont organisé 25 éditions de ce festival, devenu très important dans le paysage culturel genevois.

Quant à l’aspect artistique, La Croisée des Cultures a permis l’émergence de projets qui ont dépassé les objectifs initiaux, et tant mieux ! À titre d’exemple, le spectacle De Bénarès à Jerez, avec Ravi Shankar Mishra et Ana la China, qui confrontait le flamenco et le kathak a connu un énorme succès, aboutissant à une tournée européenne et au Maroc.

 

Spectacle De Bénarès à Jerez, 1999.  Ana la China: danse flamenco ; Ravi Shankar Mishhra : danse kathak ; Paul Grant : Santur, Prem Kishore Mishra : sitar, Shyam Kumar Mishra : tablas. Salle Patiño.
Photographie : Archive personnelle d’Astrid Stierlin.

 

Et le public ? Comment celui de La Croisée des Cultures a-t-il évolué au fil du temps ?

Nous avons un public très fidèle, qui revient souvent d’année en année. Il y a beaucoup d’aficionados qui viennent à la Croisée pour le plaisir d’apprendre. Les activités pédagogiques telles que nous les menons aux ADEM, cherchent bien plus que de développer des compétences techniques, spécifiques à telle ou telle aire, à attiser l’écoute et créer des liens avec l’autre, par le biais de la musique. Une chose que j’ai remarquée est la « déghettoïsassion », pour ainsi dire, des gens quand ils participent à la Croisée. Le foisonnement culturel du festival facilite l’ouverture à la pratique d’autres formes musicales et de danse, à d’autres régions du monde.

Enfin, un petit nombre d’élèves qui continuent leur formation de façon régulière auprès de nos professeurs sur les musiques qui les intéressent, poursuivent ensuite des études musicales spécifiques jusqu’à se dédier à ces musiques de manière professionnelle. Ceci n’est pas l’objectif principal de la Croisée, mais il est en fait, je m’en rends compte, un but que nous visons sans même formuler. Nous sommes évidemment fiers lorsque certain.es de nos élèves effectuent un tel parcours !

Par rapport aux enfants, un volet de la Croisée consacré aux petits est apparu rapidement, appelé La Croisée des Z’ethnos, sous la houlette d’ Olivia Cupelin puis d’ Irène Overney qui en ont successivement assuré la programmation et la coordination. Pendant cinq jours, les enfants entre 6 et 12 ans découvrent diverses cultures du monde au fil d’ateliers de danse, musique, théâtre et arts plastiques, comme à travers des visites guidées aux musées, ou encore grâce à des séances de fabrication d’instruments de musique dirigées par des spécialistes. Ces événements consacrés aux petits, très appréciés par le public, ont été la base pour construire une programmation Jeune public, qui me semble très importante pour les ADEM. 

 

ET LA SUITE …

 

Quel est le meilleur souvenir que vous gardez de toutes ces années passées aux ADEM ?

Au début, les ADEM incarnaient une volonté, un souhait. Grâce à une grande persévérance et ténacité de travail, ils sont devenus une réalité. Je trouve cela magnifique ! Le fait d’avoir vu naître et grandir cette association représente une victoire au niveau personnel. Je suis très satisfaite d’avoir pu concrétiser certains rêves. Quand j’ai fait les démarches auprès de la ville pour que les ADEM aient leurs propres locaux et qu’on les a obtenus, j’ai vécu des moments extraordinaires ! Il y a 20 ans de cela, et nous sommes toujours là ! Cela veut dire que mon travail, et celui de l’équipe des ADEM, a servi à quelque chose et à plus de gens que je n’aurais pu l’imaginer. Le fait que les ADEM existent encore de nos jours est le plus grand cadeau qui m’ait été offert.

S’il fallait choisir un moment à garder dans le cœur, ce serait tous ceux lors desquels l’opportunité m’a été donnée d’assister à un concert où je me suis retrouvée face à une culture singulière, dont j’ignorais tout ou presque et ne comprenais rien, mais   qui faisait malgré tout naître en moi une intense émotion.

 

Quels vœux formuleriez-vous pour les ADEM ?

J’ai en plusieurs, et en premier lieu je souhaite longue vie aux ADEM ! Je souhaite qu’ils continuent de tenir une place de choix dans le cœur du public genevois. Que les gens sachent que nous sommes là ! J’espère que les ADEM garderont en vue leur rôle social, notamment afin de défendre la cause des artistes. Je veux dire, qu’ils ne   se contentent pas de proposer de magnifiques concerts sur les scènes genevoises, mais qu’ils agissent pour que les artistes puissent pleinement s’inscrire dans la vie à Genève. Pour moi, les échanges avec d’autres associations et institutions sont une forme de coopération qui va en ce sens. J’espère que les personnes qui y travaillent ne perdront pas de vue que nous sommes une brique de quelque chose de plus grand qui se construit dans l’interconnexion, ce qui, de mon point de vue, donne à ce monde de la culture et des arts sa réelle profondeur. Je souhaite également que l’on continue à cultiver le caractère associatif des ADEM. À mon sens, le rôle des associations ne doit pas être confondu avec celui des institutions. Il faut veiller à garde cette liberté. En tout cas, je souhaite plein succès à mon successeur Julio D’Santiago (voir l’article qui lui est consacré).

 

Pour conclure cet entretien, quels sont vos projets par la suite ?

En parlant de liberté, je vais commencer par regagner la mienne, après des années d’horaires fixes et de cadres d’action établis. Ensuite, si possible, voyager ! Beaucoup voyager.

 

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