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d'ethnomusicologie

# 3 : La musique qui soigne

Sortir des murs | 9 April 2020 | Fabrice Contri

Shuaib-Aftab-Ahmad Mushtaq est professeur de musique du Pakistan et d’Inde du Nord, conférencier et musicothérapeute, notamment « ragathérapeute ». Il pratique le chant en combinant le style classique khayâl qu’il a étudié auprès du légendaire Ustad Ghulam Hassan Shaggan de la Gharânâ (tradition) de Gwalior, et le style qawwalî qu’il a pratiqué avec les grands maîtres Ustad Meher Ali et Ustad Sher Ali de la Gharânâ de Talwandi. Fabrice Contri, directeur des ADEM, l'a interviewé par Internet. En cette période d'isolement liée à la pandémie de Covid19, cet entretien met en valeur que le qawwalî n'est pas seulement une tradition artistique mais qu'il agit aussi en tant que musicothérapie. Pratiquer la musique afin de soigner...

Propos recueillis par Fabrice Contri

 

Shuaib-Aftab-Ahmad Mushtaq tenant dans ses bras un svarmandala, « cithare qui est le second support vocal après le tânpûrâ, afin de donner l’ambiance du râgaSvar signifie mode et mandala la sphère, le cercle. Contrairement au tânpûrâ, qui se limite à certaines notes pôles du râga, le svarmandala  permet de jouer toutes les notes du mode que le chanteur choisit.  L’origine de cet instrument demeure incertaine. Certains disent qu’il provient du sous-continent indien, on le retrouve dans d’anciennes représentations indiennes. D’autres pensent qu’il s’agit, tout comme l’harmonium, d’un instrument venu de l’Occident et qui s’est adapté à la culture musicale du sous-continent indien. Cette photo est prise durant l’accordage de mon svarmandala à la Maison Soufie [Saint-Ouen-sur-Seine) avant notre concert-conférence sur le thème de Couleurs spirituelles dans les littératures du Pakistan. »  (Shuaib-Aftab-Ahmad Mushtaq)
                                                                                                                                 

 

L'ENTRETIEN

 

Ces jours-ci, on voit un peu partout des initiatives musicales de partage, magnifiques (retenons seulement celles-ci), que ce soit aux fenêtres, aux balcons ou des mini-concerts proposés par des musiciens.e.s se filmant à leur domicile, confiné.e.s. Que pensez-vous de cette fonction de la musique ?

 

En cette période de confinement, source de renouveau pour certains ou d’austère solitude pour d’autres, la palette émotionnelle se nuance. La musique s’est toujours faite l’interprète fidèle des sentiments et de leur ressenti, c’est là en quelque sorte son essence. Ce qu’elle permet d’exprimer aujourd’hui n’est donc pas nouveau, seuls les lieux semblent changer. On passe de la scène aux fenêtres ou aux balcons...

Cependant, un tel partage apparait plus touchant dans ce contexte insolite.

 

Sortir des contraintes artistiques de la salle de concert, faire de la musique pour « seulement » échanger, offrir, apaiser, ce sont là des rôles que les musiques dites « traditionnelles » jouent souvent et depuis bien longtemps…

 

Bien évidemment, comme je l’ai souligné auparavant. Ce qui accroît l’effet émotionnel de cette  « nouveauté », c’est qu’au fil du temps, la musique a souvent perdu son essence, sa valeur de communion, d’apaisement, et finalement ce qui lui est fondamental. Le confinement et l’isolement de ces dernières semaines auront peut-être permis de se recentrer sur ce qui avait été un peu trop oublié.

 

Vous-même pratiquez « votre » tradition, le qawwalî, selon des approches diverses : artistique, rituelle, musicothérapeutique. Au regard de votre pratique, quelles réflexions, quels questionnements soulève le contexte singulier dans lequel une grande partie de lhumanité musicale se retrouve aujourdhui ?

 

L’humanité musicale revient à certaines de ses racines et de ses valeurs en ces jours difficiles, mais elle se situe dans un état de fragilité tout aussi important que celui de la nature elle-même.J’entends l’environnement planétaire. Et cela aussi s’explique par un changement de valeurs, réalisé souvent au profit d’une mondialisation de la musique. La musique répond de plus en plus aux effets de la mode, on souhaite s’inscrire dans des moules et ne plus offrir ce qui nait musicalement au plus profond de soi. Il faut être suffisamment attaché à sa tradition et conscient de la richesse de celle-ci pour vivre et présenter sa musique comme une musique du monde et non pas comme une musique mondialisée.

 

La musique apaise, la musique soigne. Pour vous de quelle façon intervient-elle dun point de vue curatif. Est-elle seulement un placebo ou a-t-elle une efficacité réelle sur le plan tant psychologique que physique ?

 

J'ai toujours vu le corps humain telle une caisse de résonance raisonnante. Tout art porte en lui une parcelle de La Lumière. La compréhension et le ressenti de soi et du monde génèrent une vibration qui induit une certaine harmonie du corps, du cœur et de l’esprit. La musique a ce pouvoir vibratoire, du fait de la puissance des fréquences que le son dégage, qui sont captées par le corps, là où l’émotion s’exprime et se propage dans l’esprit. Ce corps réagit comme une caisse de résonance pour « aligner », mettre en phase, le physique et le psychologique. Ce phénomène - cette « efficacité » -, qui nourrit le corps et l’esprit d’une manière thérapeutique depuis des siècles dans ma tradition, commence à devenir un véritable sujet de réflexion en Occident, validé par la science moderne. La thérapie a sans doute toujours été un des objectifs de la musique, mais peu de gens ont véritablement fait reposer leur pratique sur cette valeur.

 

Quels souhaits émettez-vous pour le proche avenir, musicalement parlant ?

 

Mon véritable souhait, c’est pour cela que je travaille depuis plus de 25 ans, c’est de faire ressentir la musique davantage que de la donner à entendre. S’absorber de sons, comprendre ce qu’ils propagent, et ainsi apprendre à écouter et réaliser qu’écouter de la musique c’est une véritable thérapie et non pas un simple passe-temps. Le corps et l’esprit ressentent la musique, on vit la musique lorsque l’on ressent profondément ce qu’elle porte en elle. Comme l’a si bien dit le grand poète mystique soufi Mevlana Rûmi « Il y a une voix qui n’utilise pas les mots. Écoute ! » C’est mon seul message d’artiste, musicien et musicothérapeute.

 

 

LE QAWWALÎ

Le Qawwalî a conquis ses lettres de noblesse en Occident grâce au légendaire Nusrat Fateh Ali Khan (1948-1997).

Fondé au XIIIe siècle par Hazrat Amir Khusrau, il est l’expression de la dévotion spirituelle soufie pakistanaise et indienne. Musique de transe et d’ivresse dévotionnelle, le Qawwalî chante les poèmes des grands poètes mystiques orientaux. Il cherche à exacerber l’émotion individuelle et collective par la richesse de ses mélodies d’inspiration populaires et savantes, l’inventivité de ses rythmes tambourinés et la véhémence des claquements des mains qui lui confèrent une saveur et une vigueur inimitables. En savoir plus ...

 

 

 

 ***

 

Shuaib propose des séances de musicothérapie personnalisée pour la gestion du stress et l’accompagnement émotionnel.

Pour plus d'informations, visitez son site web ou sa page Facebook

 

Tânpûrâ : luth à quatre cordes.

« Tout musicien sait qu’il doit d’abord ressentir le râga suffisamment en profondeur avant de le chanter, et ce n’est pas le seul fait de le chanter qui le lui fait ressentir. Le tânpûrâ est ce qui le rend apte à ressentir, ce qui lui procure la substance de sa sensibilité et la peine et le ravissement dont chaque râga est fait. Dans le son du tânpûrâ sont en sommeil tous les râga de la musique indienne, même ceux qui ne sont pas encore nés, qui attendent d’être libérés de leur étroite prison, de courge [la caisse du tânpûrâ], de bois [caisse et manche], et du métal des cordes. Son halo sonore, qui tourbillonne, vous enveloppe, s’enroule autour de vous comme un gaz  retentissant des râga pour lesquels inconsciemment vous l’avez accordée.

Il est nécessaire d'écouter attentivement le son du tânpûrâ, de le laisser pénétrer à l'intérieur de soi - corps et mental - de ressentir sa texture, son écho, sa résonance, ses remous, son impalpabilité.  Ce son demeure dans une perpétuelle mouvance, entre provenir et devenir. L'apprenti musicien doit absolument faire sonner longuemment le tânpûrâ tout à côté de ses oreilles chaque jour. Après une certaine pratique, il n'est pas difficile d'imaginer qu’il sera capable d’oublier tout le reste autour de lui.  Et si un jour mauvais survient dans sa pratique et sa vie, quand tout semblera boueux et opaque et que son cœur sera inerte, il pourra  laisser tournoyer le son du tânpûrâ en lui, et ainsi  rejeter la tension de son esprit et soulager son trouble. C’est pour cette raison que le tânpûrâ, malgré son apparente simplicité, demeure un instrument essentiel de la musique indienne. » (Mavelikkara Prabhakara Varma [1928-2008], citations commentées de différents maîtres indiens -  propos recueillis par F. Contri, juillet 2000, Trivandrum, Kerala, Inde) 

Dans la tradition indienne, certains râga sont également reconnus et pratiqués pour leurs vertus curatives. Il revient aux musicien.n.es expérimenté de savoir en user avec justesse, et cette science ne dépend pas que de sa « simple » habileté technique.

 

EN REGARD

Au sujet de « la musique qui soigne » au sein de la modalité orientale, cf. notamment, dans les Cahiers d’ethnomusicologie :

Daniélou, Alain, « Mantra. Les principes du langage et de la musique selon la cosmologie hindoue », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 4 | 1991, mis en ligne le 01 janvier 2012. 
URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/1575 

Desroches, Monique, « Jean During : La musique à l’esprit. Enjeux éthiques du phénomène musical », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 23 | 2010, mis en ligne le 10 décembre 2012. 
URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/1056

- During, Jean « De la délectation à la médication. L’évolution des conceptions de l’effet de la musique dans l’ancien monde musulman », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 28 | 2015, mis en ligne le 15 novembre 2017. 
URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/2513

During, Jean, « Du samâ’ soufi aux pratiques chamaniques. Nature et valeur d’une expérience », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 19 | 2006, mis en ligne le 15 janvier 2012. 
URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/89

Lambert, Jean, « Le musicien Yahyâ al-Nûnû. L’émotion musicale et ses transformations (Yémen) », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 23 | 2010, mis en ligne le 10 décembre 2012. 
URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/980

- Rovsing Olsen, Miriam « Jean LAMBERT : La médecine de l’âme », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 11 | 1998, mis en ligne le 07 janvier 2012. 
URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/1686

 

 

 ET ENCORE ...

- Bruguière, Philippe, « François AUBOUX: L’Art du raga. La musique classique de l’Inde du Nord », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 17 | 2004, mis en ligne le 13 janvier 2012. 
URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/531

The Raga Guide. A Survey of 74 Hindustani Ragas. Coffret de 4 CDs Nimbus Records NI 5536/9, accompagné d’un guide (Joep Bor, éd.), 196 pp. , 40 ill. coul., notes, glossaire, bibliographie.

 

- Pour plus d'informations sur le Chant Khyal, cliquez ici

 

 

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