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d'ethnomusicologie

Une Introduction au Cahier 32 : « MIGRANTS MUSICIENS »

Focus | 19 décembre 2019 | Angela Mancipe

À l’occasion de la parution du volume 32 des Cahiers d’ethnomusicologie, consacré aux musiciens migrants, Ethnosphères magazine a rencontré Laurent Aubert, fondateur des ADEM et directeur de la publication. Il a partagé avec nous quelques moments clés dans l’histoire des Cahiers et parle de la manière dont le dernier volume déploie différentes perspectives à propos de la relation entre musique et migration. 
Propos recueillis par Angela Mancipe

 

 

 

 

Un peu d’histoire

Les Cahiers sont une activité que j’ai menée aux Ateliers. La création des Cahiers est venue assez vite dans l’histoire des Ateliers, en 1988. Au début, l’idée était de faire une revue sur ce domaine musical, sans savoir si ça serait une revue grand public ou une revue scientifique. On a lancé cela suite à un colloque sur le thème de la transmission musicale que j’avais organisé à Genève. Ce premier volume, intitulé « De bouche à oreille », a été un bon geste inaugural, qui a comblé un vide parce qu’à cette époque, et jusqu’aujourd’hui, il n’y avait pas d’autres revues d’ethnomusicologie en langue française ni de revues qui abordent le domaine des « musiques du monde » de manière plutôt scientifique.

Depuis le début et jusqu’aujourd’hui, la périodicité des Cahiers est d’un volume par an, et tous les textes publiés sont soumis à un comité scientifique. Cela nous permet d’en soigner le contenu et de ne pas être soumis au stress d’une parution trop fréquente. Chaque volume est centré sur un dossier thématique transversal, ce qui nous permet de traiter de sujets extrêmement divers dans des contextes sociaux variés et sous différentes perspectives. Je me souviens que, quand le dixième volume est sorti, un ami et collègue m’a dit : « c’est bien, tu en as fait dix, maintenant tu peux t’arrêter ! » Mais je ne l’ai pas écouté !

Un événement déterminant dans le développement des Cahiers a été le rapprochement qui s’est opéré en 1994 avec la Société Française d’Ethnomusicologie (SFE), à l’occasion de la sortie du volume 7 consacré au thème des « Esthétiques ». Depuis cette année, les membres de la SFE sont systématiquement abonnés aux Cahiers, ce qui nous garantit un lectorat de professionnels, de spécialistes, et en particulier d’étudiants, qui consultent assidûment la revue. Depuis une dizaine d’années, les Cahiers sont aussi consultables gratuitement en ligne, sur le site www.openedition.org, ce qui élargit bien sûr considérablement leur rayonnement.

 

Cahiers 32 : « Musiciens migrants »

Il se trouve que le thème des migrations est d’une actualité brûlante, et qu’il suscite de nombreux débats. Entre 2017 et 2018, il y a eu au moins quatre colloques en Europe sur la musique des migrants, organisés en différents lieux, par différentes structures. Toutefois, ce n’est pas un sujet nouveau : en novembre 2003, nous avions déjà organisé à Genève un colloque sur ce sujet, dont les actes ont été réunis dans le livre Musiques migrantes, à une époque où les ethnomusicologues ne s’intéressaient pas forcément à ce thème. Cette publication a été un vrai geste politique.

Aujourd’hui, ce volume 32 des Cahiers aborde la question des musiques de la migration de manière actualisée. La grande majorité de ses articles sont des études de cas. Par exemple, il y a un article qui traite des Gnawa marocains à Bruxelles[1]. Comment est-ce qu’un groupe de musiciens Gnawa pratique sa musique en situation de migration ? dans quel contexte, sachant qu’à l’origine, il s’agit d’une musique de transe, d’exorcisme ? De nos jours, de tels musiciens sont souvent demandés pour les séances d’exorcisme en Europe, mais ils se produisent aussi en concert. On observe ainsi souvent la conservation du rôle traditionnel d’une musique parmi les populations migrantes, parallèlement à une diffusion plus large. 

D’autres études de cas retenues pour ce volume se penchent sur les musiciens moldaves à Montréal[2], sur les musiques traditionnelles tibétaines à Dharamsala[3] ou encore sur les musiques arabes à El Paso, à la frontière entre le Mexique et les États-Unis[4]. Mais évidemment il n’y a pas que des ethnomusicologues qui ont contribué à ce dossier. À titre d’exemple, le philosophe Julien Labia y participe avec un article qui propose une réflexion d’ordre épistémologique[5]. Le volume 32 comporte aussi deux articles historiques. Le premier est celui de Luc Charles-Dominique sur les Roms de Hongrie et des Balkans[6]. Il étudie l’influence des Roms sur les pays où les musiciens vivent, et réciproquement, il retrace leurs migrations dans l’histoire et à partir du XVe siècle, à travers l’étude de leurs musiques. Le deuxième article historique, écrit par Anne Caufriez[7], traite de l’apport musical de la communauté juive dans la musique traditionnelle du Trás-os-Montes au Portugal.

Ce volume demeure centré sur les migrants musiciens, de nombreuses questions n'y figurent pas. Il montre la diversité d’origine des communautés concernées et de leurs lieux d’accueil, mais tout autant la similitude des problématiques auxquelles elles sont confrontées, quels que soient leurs régions d’origine et leurs lieux d’accueil. En revanche, un thème qui n’est pas vraiment abordé dans ce dossier est celui de l’universalisation des pratiques musicales à travers des musiciens qui ne sont pas forcément nés dans le contexte d’origine des musiques qu’ils pratiquent. Ce phénomène est pourtant d’une importance grandissante depuis la fin des années soixante. Ce potentiel que toute musique a de migrer hors de son espace d’expansion traditionnel constitue une thématique en soi, qui pourrait faire l’objet d’un autre volume.

 

Les Cahiers et les activités pédagogiques des ADEM

Le thème de ce volume 32 des Cahiers me semblait important, dans la mesure où, plus que d’autres, il est directement en relation avec les autres activités des ADEM. Dès le début, les ADEM se sont donné pour mission de faire à Genève une place à des musiciens porteurs de cultures originaires du monde entier. Certains conservent une expression directement issue de leur tradition, d’autres choisissent de la confronter aux influences reçues dans leur expérience de migrants. Les ADEM constituent une structure qui offre à ces musiciens la possibilité de travailler, d’enseigner, de donner des concerts et de se faire connaître. Et, à travers ça, les ADEM témoignent de la diversité culturelle de la région, démontrant qu’il n’y a pas de musiques inférieures à d'autres, ni évidemment une suprématie musicale de l’Occident sur le reste du monde. Peut-être que de nos jours cela devient une évidence, mais cela ne l’a pas toujours été.

Un autre rôle des ADEM depuis leur création est de revendiquer la possibilité pour tous d’accéder aux pratiques musicales et dansées. Plus de trente ans après, il faut bien admettre que ce courant demeure marginal dans la perception des gens à Genève. Mais l’important est qu’il existe, et à cet égard, les Ateliers constituent un pôle, une sorte de plateforme interculturelle. Quelqu’un qui a une affinité avec le domaine des musiques et des danses « du monde » tombera forcément à un moment ou à un autre sur les ADEM. L’existence d’une telle possibilité est, à mon avis, quelque chose de très important.

 

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[1] Hélène Sechehaye. En tambour et en trompettes : Remork & Karbaba, fusion et marocanité à Bruxelles.

[2] Sébastien LeBlanc, Hatouma Sako et Nathalie Fernando. Musique et diversité à Montréal. Un orchestre dans une communauté d’immigrants roumaines et moldaves.

[3] Chloé Lukasiewicz. Chanter loin des Pays des neiges. Que sont devenues les musiques traditionnelles tibétaines à Dharamsala après soixante ans d’exil ?

[4] Andrea Shaheen Espinosa. Musique arabe, migration et identité à la frontière américano-mexicaine.

[5] Julien Labia. Pitié dangereuse et risque de deshumanisation : approche philosophique de certains présupposés situationnelles sur la musique des migrants.

[6] Luc Charles Dominique. Les bandes de violons des Roms de Hongrie et des Balkans : un marqueur des migrations tsiganes en Europe.

[7] Anne Cufriez. L’émigration historique des Juifs au Portugal. Quel est leur apport dans la musique traditionnelle des Trás-Os Montes ?

 

 

Le cahier 32 est disponible sous forme papier, procurez-vous en ! Écrivez-nous à abo@adem.ch

 

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