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Du renouveau aux activités pédagogiques des ADEM

Transmission | 28 septembre 2021 | Angela Mancipe

Après une trentaine d’années d’existence, les ADEM vivent un relais générationnel au sein de leur équipe. Si Laurent Aubert a quitté le navire en 2018, c’est cette fois Astrid qui va commencer à goûter à une retraite bien méritée. Soulignons, par la même occasion, que depuis juillet 2021, Julio D’Santiago assume la responsabilité des activités pédagogiques et du jeune public. Ci-après, la transcription d’une discussion dynamique autour de ses idées et de ses projets.

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Propos recueillis par Angela Mancipe
Photos : Archive personnelle de Julio D’Santiago

 

 

 

LA BIENVENUE !

 

Merci pour cet entretien pour Ethnosphères Magazine, Julio ! S’il vous plaît, parlez-nous un peu de votre parcours.

Je suis musicien percussionniste. Je viens du monde de la musique savante, mais j’ai aussi baigné dans celui des musiques populaires en Amérique latine depuis mon enfance. Là-bas, c’est presque impossible d’y échapper ! Depuis 1999, je suis installé à Genève. Ici, je me suis consacré surtout à la pratique des musiques populaires, mais je travaille également au sein de l’univers de la production musicale et de la composition. J’ai également suivi un cursus universitaire en musicologie, à l’Université Sorbonne-Paris 4.

 

Connaissiez-vous les ADEM auparavant ? Aviez-vous eu l’occasion de collaborer avec les ADEM ?

Oui, bien sûr ! Et j’ai d’ailleurs une anecdote à partager avec vous à propos de ma rencontre avec Laurent Aubert, et de mon premier contact avec les ADEM ! En 1998, j’étais ici en vacances, par hasard, et je me baladais dans les rues, comme tout touriste perdu en plein mois de novembre. Je suis alors entré dans un café en centre-ville, et j’ai demandé au serveur où je pouvais trouver des musiciens. Il m’a répondu : là-bas ! en me signalant l’AMR, qui se trouvait de l’autre côté de la rue. J’y suis entré, et j’ai fait la connaissance de Dominique Widmer, ancienne administratrice des lieux. Elle m’a indiqué que dans la salle d’en face se trouvait El Cachi, un autre musicien d’origine vénézuélienne, comme moi. Elle m’a aussi mentionné qu’à la porte d’à côté, il y avait quelqu’un qui se consacrait aux musiques traditionnelles. J’ai tout de suite frappé à cette deuxième porte et je suis tombé sur Laurent Aubert, qui m’a parlé dans un espagnol parfait. C’est comme ça que l’on s’est rencontrés !

Peu de temps après, en 1999, je suis devenu professeur de percussions sud-américaines aux ADEM. J’ai eu l’occasion de participer à La Croisée des Cultures en tant que professeur, durant l'édition de 2001. Depuis, j’ai conservé d’excellents liens avec Laurent Aubert, qui est une référence dans l’étude des musiques du monde, et bien sûr avec Astrid Stierlin, dont j’ai pris la succession (voir l'article qui lui est consacré ).

 

Julio D’Santiago (au centre) à La Croisée des Cultures, en 2001.
Photo : Isabelle Meinster

 

Vous assumez une mission dans laquelle le contact avec le public s’avère capital, au cœur d’une ville résolument multiculturelle où les « musiques traditionnelles » se sont fait leur place depuis une trentaine d’années. Tout de même, votre arrivée se produit au milieu d’une situation sanitaire sans précédent, qui nous a séparé les uns des autres. Dans ce contexte, quel serait d’après vous le principal défi à relever ?

À mon sens, le plus important est de veiller à ne pas perdre l’esprit des « musiques traditionnelles » : le partage, le contact, la proximité. Car les ces musiques sont essentiellement conçues dans ce contexte. Quand on assiste à un concert, par exemple, on voit les artistes sur la scène et le public sur des chaises. Entre les deux, artistes et public, on aperçoit malheureusement une espèce de « vide », de trois ou quatre mètres de distance. Dans ces conditions, une proposition artistique visant à faire découvrir l’univers des traditions risque de ne pas être appréciée à sa juste valeur et de devenir tout simplement un produit de consommation. Cela peut parfois fonctionner, mais Laurent Aubert autrefois, et plus encore notre actuel directeur comme moi-même aujourd’hui souhaitons une autre approche. L’équipe des ADEM visera plus encore à reformuler ce genre de présentation des musiques que nous promouvons, car la pratique, des « musiques traditionnelles » ne se passe très souvent pas comme ainsi.

En général, ces musiques émergent au sein d’une communauté de personnes qui interagissent.  Soudainement, quelqu’un sort un instrument et commence à jouer, puis quelqu’un d’autre se met ensuite à chanter, et en même temps, quelqu’un d’autre fait la cuisine à côté, pendant que les enfants courent tout autour... Bien évidemment, nous n’allons pas faire pareil, mais nous désirons toutefois récréer cette ambiance lors de nos activités. Pour moi, il est l’un des points les plus importants à partir desquels je souhaiterais continuer à construire. Il est clair que cet esprit de proximité et de partage s’est trouvé limité par la crise sanitaire, mais je souhaite que la situation s’améliore rapidement.

 

De manière plus concrète, comment imaginez-vous favoriser cette proximité ?

En ce qui concerne la programmation des activités pédagogiques, je voudrais dynamiser ces dernières en rapprochant physiquement les artistes du public, comme dans un bar, une réunion entre amis ou un petit événement en famille. Un projet souhaité par Fabrice Contri et l’équipe, intitulé Salon de musique des ADEM, va notamment en ce sens. Je suis certain que cela va sensibiliser un bon nombre de personnes, nous permettant d’élargir notre public.

Concernant la proximité entre les professeurs et les ADEM, j’envisage plusieurs stratégies pour l’alimenter. En premier lieu, je souhaite favoriser une communication plus fluide avec le corps enseignant. Ensuite, j’espère créer davantage d’espaces où le travail des enseignants puisse être mieux mis en valeur - mais pas seulement leur travail pédagogique, leurs propositions artistiques aussi. Il ne faut pas oublier que nos professeurs sont avant tout des artistes !

Il y a encore un autre aspect très important à développer, me semble-t-il. C’est la mise en valeur du patrimoine culturel, à travers la recherche et la documentation. Cela aussi est une volonté que je partage avec Fabrice Contri. Nos enseignants sont détenteurs d’un patrimoine à préserver, et surtout à faire vivre, ici, sur place ! Il n’est pas nécessaire d’aller de l’autre côté du monde pour trouver des pratiques traditionnelles : elles sont là, dans nos murs. Avec Fabrice, et l’équipe, nous réfléchissons à un projet spécialement orienté en ce sens. 

 

 

LES ACTIVITÉS PÉDAGOGIQUES

 

Parlons maintenant du volet pédagogique des ADEM. Y-a-t-il des éléments existants que vous souhaiteriez continuer, renforcer ou faire évoluer ?

Bien sûr ! Je souhaite poursuivre le travail d’Astrid, qui a été considérable. C’est quelque chose de vivant, il faut lui donner une suite. Je considère que faire évoluer les projets d’Astrid, c’est la meilleure manière de lui rendre hommage. C’est pourquoi il importera d’adapter et donc d’actualiser les grands événements des ADEM.

À titre d’exemple, La Croisée des Cultures, une activité phare du volet pédagogique des ADEM va garder son esprit festif et convivial et continuer à intégrer toutes les tranches d’âge. Sa philosophie demeurera la même. Toutefois, nous songeons, moi et l’équipe, à l’organiser dans un nouvel endroit, plus isolé de la ville et plus en contact avec la nature. Il y aura d’autres changements quant à sa structure. La Croisée des Cultures va dorénavant se décliner en deux longs week-ends, l’un en été et l’autre en hiver, favorisant les retrouvailles entre professeurs et élèves. Cela va également motiver les élèves à maintenir une pratique artistique de façon plus régulière. Dans un autre cas, si un élève ne trouvait éventuellement pas son bonheur dans un cours déterminé durant l’édition d’été, il pourrait tenter durant l’édition d’hiver une autre pratique artistique, ou même une autre aire culturelle - sans avoir besoin d’attendre toute une année comme cela a été le cas jusqu’à présent.

Nous allons également maintenir l’événement Carte blanche aux professeurs, dont la première édition a eu lieu en juin de cette année sous le nom de Solaria. Finalement, nous souhaitons relancer un rendez-vous printanier consacré à la petite enfance, sur le modèle du festival Ramdamjam, organisé de 2017 à 2019 en collaboration avec le MEG. 

 

À partir de votre expérience en tant que musicien, y aurait-il d’autres éléments que vous voudriez apporter lors de l’adaptation de ces événements ?

Oui, bien sûr. Je souhaite intégrer un volet de réparation d’instruments, où les personnes pourront venir apprendre à effectuer de petits dépannages eux-mêmes. Comment changer une corde, comment changer une peau, comment accorder un instrument spécifique… ce sont des savoirs très importants, dont les gens ont besoin. Acquérir ces savoirs, et être capable de les appliquer, peut faire la différence dans l’évolution d’une pratique instrumentale à la maison.

Je voudrais également intégrer, à la fin de La Croisée des Cultures une sorte de « rencontre musicale spontanée » entre professeurs et musiciens expérimentés, provenant de différents contextes culturels. Je l’ai déjà fait maintes fois par le passé, notamment à Bogotá, la capitale colombienne, et au Venezuela. Le projet s’appelle No borders. La séance musicale a pour objectif d’aboutir à un enregistrement audio et vidéo, qui met en lumière la rencontre musicale. J’aimerais reprendre cette idée et l’adapter aux possibilités sur place. Le résultat pourrait ensuite être mis en valeur, grâce aux possibilités du numérique.

 

PLACE AUX NOUVELLES IDÉES

 

En parlant du numérique, on constate que l’on baigne dans une réalité au sein de laquelle l’usage des technologies numériques se développe rapidement et prend une place de plus en plus importante. Comment vous positionnez-vous par rapport à cela ?

L’aspect numérique est quelque chose que l’on ne peut pas négliger, et qui peut jouer en notre faveur de différentes manières, si l’on sait comment s’y prendre. Nous avons également aux ADEM un projet plus large allant dans la constitution d’une base de données visant à documenter de manière vivante et interactive nos activités et programmations artistiques. Nous avons entre autres l’intention de développer une sorte de plateforme en ligne, où différents éléments pédagogiques seraient à disposition des élèves. Une exploitation des ressources numériques nous permettrait, par exemple, d’avoir un contact avec des artistes et des enseignants habitant de l’autre côté de la planète. Je connais certains d’entre eux qui n’envisagent pas forcément de venir s’installer en Suisse, mais qui voudraient collaborer avec nous pour des enseignements ponctuels. Dans le sens inverse, ce serait aussi possible de proposer des enseignements ponctuels à des élèves qui habitent ailleurs, qui souhaitent prendre de cours avec nos professeurs.

 

De nos jours, les adolescents entretiennent un contact de plus en plus étroit avec le monde numérique. Quelle place auront ces dernières dans vos projets consacrés à ce jeune public ?

C’est vrai qu‘en général il y a une partie du public qui reste un peu oublié : les adolescents. J’observe une tendance marquée dans le monde culturelle à concentrer ses efforts sur la programmation pour les adultes et pour les enfants. Pour l’instant, il n’y a rien de concret, mais nous réfléchissons à des stratégies qui useront très probablement du numérique pour inclure davantage les adolescents dans nos activités. 

Dans le cas des enfants, j’envisage de mettre en place un projet qui me tient particulièrement à cœur, qui pourrait se traduire sous un format numérique dans un deuxième temps. Je l’ai appelé « Témoignages ». Le projet se structure autour du récit de vie et consiste à inviter une personne âgée pour qu’elle raconte aux petits et aux jeunes un passage particulier de son parcours, son histoire, ceux-ci témoignant de ses liens avec une tradition musicale ou liée à la danse.

 

D’où cette idée vous est-elle venue ?

Il y a quelque temps, je faisais voler des cerfs-volants avec mes enfants, près de la maison. Un voisin sicilien nous a vu et a voulu venir avec nous. Il a raconté à mes enfants des anecdotes personnelles sur son enfance, lorsqu’il jouait aux cerfs-volants avec sa mère, qui lui chantait des chants traditionnels pendant le jeu. De fait, il s’est mis à chanter pour mes enfants, en sicilien. Ils ont été fascinés, ils voulaient rester avec lui.

À ce moment-là, je me suis rendu compte qu’un projet autour du récit de vie des personnes âgées pourrais être bénéfique, autant pour elles que pour les enfants. D’autant plus que la situation sanitaire a accentué l’isolement des ainés, considérées comme des personnes à risque. Cette activité intergénérationnelle me semble une belle façon de relier les générations par le biais des diverses traditions musicales du monde.

 

Passons maintenant au sujet de l’enseignement. Pourriez-vous nous parler un peu des nouveaux cours et stages de musique et danse à venir ?

Tout d’abord, je tiens à souligner que notre offre de cours et stages est l’une des plus vastes autour des musiques traditionnelles en Suisse !  Nous comptons plus de 70 professeurs, la plupart sont sur place et certains viennent quelques fois par an seulement. Je compte intégrer davantage de nouveaux professeurs et de nouveaux enseignements. Ils seront bientôt annoncés sur notre site et sur nos réseaux sociaux, mais je peux déjà en mentionner quelques-uns qui démarrent à la rentrée 2021. Pour les adultes, un nouveau cours à propos des musiques modales se prépare. Pour les enfants, nous aurons le cours Chantons l’Amérique Latine, proposé par Mónica Prada. Concernant les stages, nous en aurons un premier le 3 et 4 octobre autour du chant carnatique : Voyage au coeur des ragas, dispensé par Emmanuelle Martin.  

 

Actuellement, on observe dans la région une augmentation de l’offre concernant les activités pédagogiques pour adultes et enfants autour des « musiques du monde » . D’après vous, quels sont les éléments qui permettent aux ADEM de se démarquer de propositions pédagogiques similaires ?

Tout premièrement, le large éventail des cours que je viens de mentionner. C’est précieux d’avoir l’opportunité de découvrir et de côtoyer d’autres aires culturelles depuis un même endroit ! Deuxièmement, la structure de l’institution, avec des salles à disposition, un réseau, une communauté, la possibilité de se produire sur scène, une équipe administrative et une logistique derrière qui favorise tant les élèves que les professeurs.  Tout cela peut faire la différence. Je ne suis pas en train de dire que la qualité ne se retrouve pas ailleurs ; je parle plutôt d’un mode de fonctionnement propre aux ADEM qui favorise l’enseignement.

 

(V)ivre de Musique, l’édition 2021 du festival automnal des ADEM Les Nuits du Monde inclut dans sa programmation deux spectacles destinés au jeune public. Voulez-vous nous en parler un peu ? Comment reflèteraient-ils un nouvel élan au sein de la programmation jeune public des ADEM ?

Effectivement, on aura deux événements destinés au jeune public sur la programmation de (V)ivre de musique. Tapanak avait été proposé par Fabrice Contri dans sa programmation « d’avant Covid » et qui avait dû être repoussé.

Ensuite, nous aurons un spectacle proposé par Palenque la Papayera, une fanfare colombienne. En collaboration avec les artistes, nous peaufinons une proposition artistique qui montre diverses facettes de musiques colombiennes que l’on ne voit pas habituellement sur scène. L’aspect didactique aura une place centrale, favorisant l’interaction entre musiciens, danseurs et jeune public lors du spectacle.

 

Merci beaucoup pour cet entretien, Julio ! Quelque chose à rajouter ?

Oui ! L’un des programmes les plus vastes en « musiques traditionnelles » de toute la Suisse se trouve ici, à Genève, derrière la gare. Parfois, il n’est pas nécessaire de prendre un avion et d’aller ailleurs pour faire de belles découvertes musicales, tout est là ! Je vous invite à profiter du dynamisme et de l’ouverture amenée par les changements générationnels. Venez simplement découvrir, il y a pour tous les goûts et tous les âges aux ADEM ! Toutes les informations sur nos cours et notre programmation se trouvent sur notre site : www.adem.ch.

 

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EN REGARD

 

Article consacré à Astrid Stierlin : Aux ADEM, une page se tourne ...

Festival Les Nuits du Monde 2021 : (V)ivre de musique. Programmation et billetterie

Site web du Salon de musique des ADEM, cliquez ici.

 

 

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